jeudi 21 octobre 2010

Un conte du Nain: débolescences d'un brave vieil homme

  Fut un temps ou le comte était heureux, heureux d'une manière terrible, pris d'un délectable respect naïf quand le hasard le confrontait à une Vénus Anadyomène ou à une Victoire quelconque; il vivait énormément et, n'ayant aucun moyen de payer il s'écoule et passe ce qu'il n'a qu'un droit naturel de posséder, dans une oisiveté presque béate pendant que son corps affronte vents et marées avec joie.
   Je le revois encore récemment à un festin ou à une bataille, dubitatif et timide; il s'imagine avec plaisir qu'il survit sur le champ de bataille où le hasard l'a traîné au milieu des mitrailles volantes et du boucan; en vérité il commande à une batterie d'artillerie. Le colonel qui le supervise est son ancien professeur de mathématiques. Il le fixe avec sévérité. Il semble attendre que tout soit perdu pour lui faire des remontrances; les ennemis avancent sous les balles, avec le casque relevé en arrière; le comte est là et il combat sans peur.
"Voyez-vous, mon colonel,- fait-il avec une fausse modestie alors qu'on lui amène de minuscules canons et qu'il les refuse:- Je suis plus habitué aux gros canons. J'ai peur de ne pas savoir faire fonctionner les petits. Allez donc chercher des Nains! "Tout de suite monsieur"dit un lieutenant qui n'a que ça à faire et il se précipite dans le caniveau en oblique. Il a quatre laquais. "Tout est perdu monsieur" "Comment? Comment?"
"Je disais: les Nains se sont enfuis et ont refusé d'obéir." "Comment? Comment?" "Je disais: s'ils ont voulu entendre, ils n'ont pas voulu répondre."  "Est-ce un moment pour déserter?"demande le comte rougissant d'une colère noire."allez les chercher et détruisez-les!" Ailleurs le massacre est général. Le colonel est mort. Mais rien n'y fera, ni les armes ni les mots. Ils se sont tous réfugiés dans un arbre dans les alentours. "Priviét", leur a dit un Russe. "Priviét", leur a dit un renard. Quand ils furent bien convaincus qu'ils pouvaient descendre sans risque, ils demeurèrent coincés. Les quatre Nains dans le creux de l'arbre. Ils voient briller dans les ténèbres, les contre-épaulettes du lieutenant lancé à leur poursuite. C'est en vain qu'ils l'appellent à l'aide. "Donnez-moi la main", leur dit le Russe doté d'un fort accent. "Donnez-moi la main", leur dit le renard doté d'un fort accent. Tous deux penchés très bas dans le creux de l'arbre; ils y disparaissent à moitié, et manifestement impuissants tous deux à  aider les Nains.
   Le comte exulte dans sa forge, noir de suie et de blessures, maltraitant le métal au marteau, au poing, maltraité par lui: le nouveau canon, enfant immonde à la gueule dentelée et rayée d'acier dégoulinant, est certainement d'un genre inédit! J'ai envie de l'hubris! Amenez-moi une bataille!
   Et chaussant ses épaulettes de diamant, il s'élance sur un ennemi velu, hirsute, grognant et grouillant; une faille sur toute la longueur insectienne de sa noire armure, une seule faille, où le coeur en personne est saillant et rouge...
   Sous les plaques d'acier que les dents pointues déchirent par bouchées, il porte une cotte de maille, et un uniforme d'amiral; il suffoque et fuyant la mêlée perdue, s'élance vers la mer et s'y jette... De là jaillissent déjà des creux des vagues, des creux des roches, les ennemis, les galères, les galéasses, les caravelles, les cuirassés, les sous-marins aux gueules béantes et hérissées de dents en fait de poils... et la peau invincible, glissante, gluante où même le marteau frappe en vain et lentement, dans l'onde; la victoire, la victoire n'en est que plus retentissante! Les requins des abysses refluent et sont pourchassés jusques au fond des ténèbres couleur de vin... Quelque chose flotte entre deux eaux, s'envole comme un gigot, comme une jambe blanche et déchirée qui sautille sur le sable clair; et le sang s'envole et se dilue comme fumée dans l'onde froide et criante...
   Un dieu, vieux faucheur de la mer sans moisson fait lever une tempête, et sa surface énorme sublimement bubonique se gonfle comme la peau dorée d'un gâteau... l'écume fume et les nuages aux quatre infinis de l'horizon, enclisent cette part du lion avec gourmandise... Le vent s'enroule et souffle les bougies de son millionnième anniversaire d'infini.
   Revenu à la surface depuis longtemps déjà, le comte voit amèrement fondre les bougies de ses ans sans avoir le courage de les souffler lui-même, de leur donner raison.
   Son épouse a treize ans. Elle pourrait être sa fille s'il avait vraiment l'âge qu'on lui donnait aisément. Il n'en a que dix-sept.

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