jeudi 20 décembre 2012

Histoire d'un squelette

  Un tel titre paru par chez nous serait certainement très audacieux; or il s'agit du titre d'un roman de l'écrivain okinawaïen Matayoshi Eïki. Dans cette histoire diverses personnes s'agitent autour de la découverte dans les ruines d'un ancien gusk (demeure seigneuriale fortifiée si j'ai bien compris) du squelette d'une jeune fille.
   La petite communauté paisible, voire amorphe, en est bouleversée. S'agit-il comme le croient les archéologues, d'une victime d'un sacrifice? Ou comme le croient d'autres, d'une victime anonyme de la seconde guerre mondiale?
   Le crâne muet de la jeune femme revêt bien des visages et reste dans l'ombre, tandis que les passions se déchaînent et que les opinions font subir à cette suppliciée surgie de terre et d'oubli un nouveau martyre: celui de l'interprétation.

A propos d'un squelette, je veux faire part  ici d'un petit conte à rire très édifiant.
Un petit homme passe par une ruelle étroite et sombre pour fuir quelque chose, nerveux, hanté par le souvenir d'une mauvaise affaire; il tombe dans une toile d'araignée géante; vue lointaine de l'araignée qui descend, de très haut, et son gros corps oblong et ses pattes se détachent sur le ciel blanc, avec une souplesse mécanique. L'homme panique; et ça ne le rassure pas quand il aperçoit à son côté un squelette humain, qui lui adresse subitement la parole d'un voix caverneuse: il se voit donc tel qu'il va finir sous peu, et en plus c'est un squelette et il parle; pour toutes ces raisons il panique et ses tentatives frénétiques pour se dégager ne font que resserrer les fils collants; il a déjà éventré son pardessus et sa veste s'est ouverte, envoyant voler tous les boutons qui sont restés pendus à des fils. "N'aie pas peur de moi! Je suis ton seul espoir. Je vais te dire le seul moyen de ne pas être dévoré." L'homme n'est pas calmé, mais il a compris la proposition et a vaguement acquiescé; il a cessé de s'écrier que c'est un mort qui lui parle et qu'il va finir comme lui. "Tu as un couteau? Tiens, prends le mien... tu vas devoir... (c'est un peu pénible à dire même pour un squelette, mais peut-être simule-t-il la gêne)... te débarrasser de tout ce qui intéresse l'araignée. Peau, organes, muscles... attends, je vais t'aider... ensuite, n'aie pas peur! ensuite tu caches ça dans ce trou et quand l'araignée t'a détaché je t'amène à un ami qui te remontera..." Ils le font; l'homme gémit à chaque coup de lame; la douleur est sans doute abominable mais l'araignée continue de descendre avec une lenteur vraiment horrible... Ils ont fini leur affaire; l'araignée le détache après avoir léché le sang qui restait sur les os et remonte. "Aide-moi! je n'ai aucune force... -Evidemment, vieux sac d'os! sans muscles. Tu t'y feras, avec de la chance... -Mais!... -Salut vieux! et merci!" Le squelette s'empare du paquet de peau, viande, entrailles et vêtements et disparaît, maigre dans la rue silencieuse. Le type-squelette, dépité, met un moment avant de pouvoir sortir de la fosse, qui est la poubelle de l'araignée. Une fois dehors, que faire? Personne ne peut l'aider. Il cherche à ne pas être vu. Dans la brume on n'y voit pas à deux pas mais il ne sait pas combien de temps il va devoir rester dehors, et il a froid; entré dans une cabine téléphonique, pour téléphoner ou spécifiquement pour échapper à la pluie: il n'a pas d'argent. Il trouve une pièce et téléphone, on ne sait à qui; voilà ce que ça donne: "Allô. -C'est moi, Arthur... -Quoi? T'as une voix terrible mon vieux, qu'est ce qui t'arrive? -Un truc épouvantable... -Quoi? Répète, t'as vraiment la voix faible Tu veux que je vienne te chercher? Où t'es? Bonne nuit. "Allô?... Jean-Roger, Allô?..."
 Il se procure un manteau, une écharpe, un chapeau à larges bords et des lunettes noires. Il sait bien que la situation est grotesque. Il ne conçoit de vengeance contre le squelette filou qui l'a possédé qu'en tant que celui-ci s'est emparé de son identité; or celle-ci n'a rien de remarquable, et d'ailleurs le squelette n'y est pas adapté, alors la peau s'affaisse, le visage n'est plus du tout le même. Donc lorsqu'il a retrouvé sa trace, il se rend chez lui, il ne le reconnaît même pas; et il y a beaucoup d'autres types au visage affaissé, par l'âge peut-être. Ce serait vraiment stupide d'exiger au type qu'il rende ce dont il s'est emparé par la ruse; et certes il l'a rencontré dès son arrivée dans l'appartement, sur le renseignement suivant: "il (son nom) est ici" et ça a donné ceci: "Auriez-vous l'amabilité de me rendre mon bien. -Pardon? -Faites pas l'innocent... Vous vous souvenez la poubelle de l'araignée, vous m'y avez laissé complètement nu. -Pas d'indécence, monsieur! -Vous vous souvenez parfaitement la poubelle de l'araignée! Et maintenant ce qui a été mon visage n'est plus qu'un tas de chair qui dégouline sur la face de votre crâne... -Monsieur, on m'attend et... -Et mes yeux me fixent d'un drôle d'air!..." Le portier entre. "On en rencontre de belles, dans cette maison!" fait l'homme outré. Le portier hésite à faire entrer le squelette aussi, mais le squelette n'a pas envie de s'attarder surtout qu'on dirait bien une réunion de snobinards.
   Cependant le squelette a trouvé l'"ami" dont parlait l'autre ou du moins quelqu'un en mesure de l'aider, une espèce de chirurgien muni de diplômes douteux qui opère dans une cave dans un quartier pauvre. Il est très radin. Le squelette doit travailler au noir pour obtenir l'argent nécessaire à son opération, se nourrir et se loger: en fait, parmi les relations du chirurgien il y a un instituteur, lui aussi radin, qui emploie le squelette pour faire des démonstrations d'anatomie et, le reste du temps, demeurer pendu dans sa salle de classe. L'instituteur considère que le squelette ne "travaille" que lors de ces démonstrations et, le reste du temps, occupe un "logement". Il y est au sec et à l'abri, en sécurité. Le chirurgien ne peut pas le garder dans sa cave car il n'y a pas de place et qu'il ne garde personne plus de quelques jours. Quant à vivre ailleurs, sans argent et dans l'obligation de se montrer ou, le cas échéant, s'exposer à la curiosité malsaine des locataires... et dans la rue, à la merci des chiens errants... Bref il n'est pas trop mal dans la salle de classe, et pour un loyer vraiment dérisoire; c'est de rester pendu toute la journée qui est désagréable, sans même être utilisé parfois pendant de longs mois. Le squelette objecte que dans ce cas il fait de la figuration et à ce titre n'est alors pas résidant mais employé; l'instituteur consent à contre-coeur à couper la poire en deux: il ne compte plus dans le loyer les journées (qu'il ne payera jamais lui-même,"car dans l'enseignement on n'est pas payé à "faire de la figuration" comme vous dites!"), seulement les nuits, que le squelette consomme avec délices, allongé sur le sol dur et froid. Dans les autres fréquentations du chirurgien: le squelette et lui sont d'accord pour observer une parfaite discrétion, mais le chirurgien fait venir de ses confrères aussi louches que lui pour constater ce cas stupéfiant. "Si on était bêtes, il y aurait des fortunes à se faire en le montrant dans les foires, heureusement c'est dépassé..." La renommée souterraine du chirurgien est grandement accrue par le phénomène (il n'est qu'un ridicule petit praticien avec de faux diplômes), il dit que c'est "en compensation" du "faible tarif" auquel il a consenti pour reconstituer le corps du type -une opération il est vrai si délicate.
Le squelette va donc chez le boucher mais il n'a pas l'habitude de faire les courses. "Bonjour, heu... je voudrais du heu... de la viande. -Oui? De laquelle? -Oh n'importe... Du de la poitrine, et... des bras? -??? -Boh des... des pieds de porc? -Combien je vous en met? -Quatre. -Pour quatre? -Boh oui..."
   "Muscles de boeuf, poitrine de porc, nerfs de singe et de chien... -Et pour le visage? -C'est vrai que ce qui serait mieux serait un vrai visage d'homme. Allez, je vais faire jouer mes relations encore une fois, je connais un gars à la morgue... Frais disons moins de 24 heures ce serait mieux bien sûr... et sait-on jamais, vous avez une photo d'identité, au cas où on trouve un type qui vous ressemble... ou pour que je m'en inspire?"
  Le moins que puisse faire la personne renaissante c'est bien de surveiller la cave pendant que le chirurgien va chercher le visage, vu que ce déplacement n'est pas facturé. Or il s'amène un gros homme entre-temps auquel le squelette n'a pas pu interdire l'accès. Ils ne discutent pas, mais peut-être bien que le squelette le connaît, et peut-être (mais ce serait invraisemblable) que celui-ci l'a reconnu et ne fait qu'affecter de ne le prendre que pour un pauvre homme sans chair. Il fait semblant de jouer du violon avec son index sur les poils drus de sa barbe et tripote son gros nez mou et rose, visiblement inquiet et apitoyé par l'absence de nez chez son voisin. Celui-ci commence justement à trouver répugnante toute cette chair gluante et si le chirurgien était venu à ce moment lui présenter ce gros homme comme son donneur, il aurait crié qu'il préférait rester squelette. Heureusement, il n'eut pas à dire une telle folie. Il est d'ailleurs rassuré d'apprendre qu'il vient se faire refaire le nez. Ce nez passe avant lorsque le chirurgien arrive, mais il est vite expédié pour ne pas laisser le visage du mort se gâter.
Oh pour la suite, c'est à suivre, peut-être, ou non!