dimanche 8 janvier 2012

Recherches du Squelette

De Chine, ou d’un autre pays d’extrême Orient, nous vient ce proverbe : « Vous êtes assis et bien campé dans la poussière, votre grand âge vous y force ; moi je suis debout encore et n’en glisse que plus facilement. » On l’attribue d’autant plus volontiers à un vieux philosophe retiré du monde, et d’une exquise et sublime ouverture d’esprit toute orientale, qu’il paraît particulièrement bizarre à certains curieux d’entendre de la sorte la sagesse dite du point de vue de la jeunesse.

Le squelette est la chose la plus triste au monde ; et en même temps, et pour cette raison même (ce qui lui est une cruelle injustice), la chose au monde la plus ridicule.

Le squelette plein de douleur qui ne souffre que pour le plaisir. Et encore, ce n’est pas son propre plaisir ; s’il le savait, la dernière et faible étincelle de vie qui l’anime s’éteindrait, certainement ; car il ne vit plus que par la seule et fluctuante volonté des autres. Il s’éreinte pour ce qu’il croit être et sa peine et son agrément à développer en d’austères dissertations ses partis pris philosophiques, qui ne sont pas à lui, qu’on lui a donné et volés ; qu’on lui prête pour que ces vagues idées, indignement validées pour vérités suprêmes, continuent de vivre, même sur la base fragile de cette chair envolée, de ce sang évaporé, de ces sueurs disparues pour toujours. On dit à propos du squelette qu’il est né comme ça ; que dès sa sortie du tronc creux lui aussi de sa mère, il était déjà décharné. On en rajoute. Sa mère fumait, c’est certain ; ne prenait aucun soin de sa santé ; tout absorbée elle-même dans des travaux mortifères et ennuyeux. La lignée, on le voit, était partie du bon pied. Et on pourrait sans doute trouver dans les parents de cette mère par ailleurs exemplaire de semblables morts-vivants (puisqu’il faut les appeler ainsi). On pourrait de même chercher sur des siècles la généalogie du squelette sans trouver de variation notable sur ce thème qui fut, on le constate aisément, particulièrement stable : les ancêtres du squelette ont tous toujours passé leur vie, si on peut appeler ainsi ces périodes passées six pieds sous terre dans l’obscurité et l’humide froideur de l’humus, à creuser ; à chercher sur la commande de ...

 En quoi consistaient ces travaux, et qui les commandait ? On ne saurait en demander tant aux chroniqueurs du squelette ; car c’est peut-être bien en remontant à ces administrations de la surface, d’où il faut bien croire qu’émanaient les ordres et les commandes, qu’on rencontrerait la réponse au problème qui fit pendant tous ces siècles se mouvoir ces os livides, ces débris noirâtres de peaux ; qui fut la lumière, l’espoir de ces orbites caves et obscures de gravité. Autant dire, par respect pour ces braves et éminents savants, pour cette dynastie sans fin de chercheurs acharnés, qui accumulèrent sans espoir de voir jamais eux-mêmes la surface poindre sous leurs coups de pioche et de griffes, les renseignements des quatre coins du monde, les connaissances enfouies, les traductions de runes et d’idéogrammes, qui établirent tant de tables de calcul, qui fouillèrent tant de sites, qui... que trouver les responsables du squelette et de sa dynastie est une chose impossible. Si on peut se permettre une telle remarque qui pourrait être blessante, ils les avaient, eux, sous les yeux.

   Seulement voilà : ils n’avaient pas le pouvoir de les voir. C’est en cela qu’il serait stupide et indigne de blâmer ou de remettre en cause, même, la qualité et la profondeur des travaux du squelette. Ils vous regarderaient tous alors de leurs orbites inexpressives mais emplies, par autosuggestion peut-être, d’une indicible nostalgie.

    J’entends à ce propos un vieux squelette geindre de temps à autres dans son trou de roches non loin de l’océan qui jadis l’a fait mourir : « Quelle absurde fatalité nous enchaîne, pauvres de nous ! Vivants, nous courons après un objet qu’il nous faut voir, qui se dérobe toujours à nos yeux, qui échappe à nos corps impuissants ! Cette course folle m’a tué comme elle a tué tous les hommes avant moi... Et une fois atteint, aveuglés de désespoir et de gloire, nous payons comme tribut, pour l’avoir sous nos vieux doigts calleux, notre vie... Notre propre vie ! Et nous voilà l’ayant et ne pouvant plus la voir... » Quelle extase mortifère, je suis bien content au fond de ne pas faire plus d’efforts pour l’atteindre. Les squelettes me méprisent quand il m’arrive de leur rendre visite ; je me plais à penser que c’est par jalousie ; comme un vieillard se fait orgueil de ce qu’il appelle son expérience pour dévaloriser et rendre coupable l’agaçante jeunesse de l’enfant qui de sa petite taille domine son grand âge effondré.