dimanche 27 mars 2011

Evidences sur la montée

Quitter l’idée devenue fausse qu’on part au bon moment. On aura toujours l’impression de partir d’une façon importune, de ne pas avoir besoin ni la moindre envie de partir, de quitter le peu que l’on connaît et que l’on a. C’est alors non pas avoir plus sûrement raison ; c’est être devenu vieux. Être devenu d’autant plus vieux qu’on l’est devenu bien avant l’âge qu’on s’imaginait. Autrement, avant cela,dans la jeunesse, on aura désormais toujours l’impression de partir au bon moment. D’avoir fait le bon choix ou à la rigueur d’avoir été bien servi par le hasard. Et c’est alors que, sous aucune contrainte, pour aucun prétexte qui soit assumé, reconnu comme quelque chose d’inévitable, on avance le plus vite ; sans avoir donc à faire le moindre cas de l’énergie dépensée ; de son énormité effrayante par rapport au rien du tout effrayant de l’avancée (bien qu’on avance certainement plus vite, par rapport aux gens vieux, ou cela n’est possiblement, qu’une illusion d’optique) ; une énormité qu’alors on ne peut pas voir, depuis tout en bas sur la route elle-même, au bas, à la racine de la côte. Plus tard, bien plus tard (et pourtant un petit nombre d’années après), quand on est devenu vieux, c’est-à-dire soit fatigué de ne voir jamais rien au bout de l’horizon, soit qu’on se soit pour ainsi dire cassé les dents sur une colline, sur une élévation rocheuse de la route, rocheuse, sur laquelle on s’écorche, on se brise les os devenus frêles et presque transparents, alors, à ce moment, à ce moment l’on voit de haut la route, non pas au loin ce que la brume cache encore et continuera de cacher, comme une consolation bien après qu’on soit disparus, autant dire pour toujours, alors dis-je, l’on voit derrière soi le minuscule bout de chemin parcouru ; il paraît démesuré par le fait de la distance, de la hauteur (parce que, devant, la pente continue de monter vers l’infini) mais en vérité l’on voit très bien de ses yeux qui faiblissent, qui jaunissent, l’on voit très bien encore la ville qu’on a quittée depuis longtemps, ses toits en pente, ses murs en bois familiers et nostalgiques ; dont même les lumières n’arrivent pas à démentir l’impression qu’elle est abandonnée. Devant ces vestiges, avançant vers soi avec peine, avec lenteur, chantant d’allégresse pour se donner du courage et pour jouir en chemin (l’écho se répercute de partout dans le désert), ceux que, bien qu’ils ne soient pas jeunes, on appelle les jeunes avec l’amertume de ce qu’ils sont devant parce qu’ils sont plus jeunes que soi ; ils peinent visiblement ; ils peinent et ils chantent, ils jouissent ; ils jouissent véritablement de l’effort. L’effort que soi, vampirisé par celui-ci, on ne peut plus goûter du tout. On se dit avec mesquinerie, qu’ils sont loin, qu’ils n’arriveront jamais là où l’on est, momifié d’attente, à ce train-là, qu’ils n’arriveront jamais à ce niveau, qu’on trouve alors orgueil à avoir atteint (même si on peut se dire qu’objectivement ce n’est rien ; ce qui est inutile) ; que du moins s’ils arrivent un jour, ce qui reste hautement improbable, ce ne sera que dans le même état dépenaillé, lamentable, rendu aussi amer, aussi peu charitable que soi.