lundi 29 novembre 2010

Récit des inquiétudes d'un jeune garçon

Bonjour; j'ai ici le premier d'un groupe de trois ou quatre textes concernant quelques aspects d'un même problème; j'espère que, si vous-même connaissez ces problèmes, ceci vous aidera à y voir un peu plus clair.
*
Un soir indécis, dans la lumière salée, se découpent, tranchantes, deux lignes parallèles verticales. Distantes l’une de l’autre d’une dizaine de centimètres au plus, et qui représentent, dans cet espace globalement clos, comme une fracture de néant, une interruption de noirceur gouffresque;c’est dire si même dans cet environnement qui semble un appartement, même un appartement objectivement vaste, confortable, un château, il se trouve encore des lieux où les lampes ne portent pas. C’est un soir dans lequel se condense toute une vie.
   Il y a monsieur le comte qui se tient dans ce rayon de lumière intérieure et jaunâtre, et potagineuse, qui étend ses jambes dans une attitude qu’il veut détendue ; mais il voit très bien, toute proche, la fente qui précipite le regard comme dans un cachot claustrophobesque ; dont les parois étroites et raides n’attendent plus que de se refermer sur lui et l’étouffer...  Il ne se débattra pas, pour prouver à ses amis, qui ne sont pas ce qu’on attend généralement de vrais amis, pour leur prouver quelque chose... Pour les amender enfin, même au péril apparent de sa propre vie... Imaginez-vous que moi-même, aie dû traverser ces bois, loin, loin de toute habitation, loin d'ici, du château et du généreux comte, dans toute l’obscurité dont est capable une nuit d’été, c’est-à-dire bien plus sombre qu’on ne s’y attend quoi même qu’on a l’esprit orienté vers certaines émanations ? Je ne perdrai pas de temps à tergiverser de la sorte. Quoi que, ce péril fut, si j’y repense, réellement étrange. Il me laisse dubitatif. Tout s’agençait soit trop mal soit trop parfaitement bien; alternativement, s’entend; c’est-à-dire que tout m’arriva en blocs... Ainsi que la nuit me parut tomber trop vite ; non pas à mon goût ; plutôt trop tôt, objectivement, pour la saison, d'une manière peu convenable; comme je vis se découper, dans ce que je pris pour l’agréable lumière du soir, la forme incongrue quoi que puissamment géométrique d’un couvent... D’une fraternité... Je souhaitai alors, de façon irrationnelle, qu’un moine m’accueille, et m’offre le couvert, le plus modeste possible, car j’étais très fatigué et j’avais faim... C'est après des jours que je parvins, harassé, frapper à la porte et implorer qu'on m'ouvre.    En vérité, la chose est assez commune, et particulièrement, pour celui qui m'intéresse à l'instant; en effet tel fut le cas pendant de nombreuses années, depuis que le pensionnaire du comte était capable de conscience; cette limite, comme une hasardeuse convention. Il était accroché, comme une jeune herbe collante, aux pas turbulents de celui qui avait fait qu’il existe; et faisant tous ses efforts pour se détacher et s'extraire, et se glisser dans son propre trou loin vers le sol. Il remettait, par cet irrespect insensé, en cause une loi inviolable comme peut l’être la gravité ; comme si, au vu de ce qu’il se voyait être, qu’il ne ressemblait en rien à son père (puisqu’il faut le nommer ainsi), comme il en est plus ou moins pour toutes les créatures vivantes, il n’était le fils que du seul hasard ; lui, sa fierté : un amas hasardeux de circonstances ; un tas en mouvement constant... Il ignorait qu’il était simplement né sans fierté, né malgré tout, né, donc, pour subir, passivement, ce qu’on aurait eu la bonté de prévoir pour lui. Que ce soit de se retrouver vexé, enfermé, blessé, ou alors pour qu’il se révolte ; voire, même, mais il est douteux que son horrible père ait un jour une idée si absurde, qu’il se libère, qu’il soit libre tout à fait ; quoi même qu’encore, en cet état, soumis à son père: cette fatalité dont il ne s’émancipera jamais que de façon moqueuse, et à ses dépens, de sorte que, ces liens rompus, annoncés comme ruptibles par leur propre instigateur, lui, mourrait ; ils mourraient tous deux, la créature et le créateur, dans les bras l’un de l’autre ; et à supposer que seul le créateur doive mourir, la créature a trop bon cœur et l’épargnerait. De même il semble évident que s’il devait en mourir un, ce serait la créature, bien que ce soit contre nature ; et cette pauvre âme candide et faible aime trop la vie. Il paraît ainsi vivre dans l’opulence, vivre sans problème qui soit autre que bassement matériel, et en tant que tel, grave pour lui, c’est-à-dire sans aucune gravité, puisqu’il en a été décidé ainsi, par une fatalité ou faiblesse vraiment déplorable. De sorte qu’il s’ignore, car il se croit libre quand c’est ce qu’on lui dit et lui prouve ; en vérité il est soumis.
   Désormais, leur relation, s’il est permis d’appeler cela ainsi, n’a plus cet aspect de secret et de honte, quoi que ces apparences se conservent et prolifèrent même, dans certaine mesure. C’est un certain goût de l’esthétique, une esthétique longtemps regardée comme inférieure, dans sa niaiserie, qui les unit ; ou plutôt réunit le créateur à sa créature enchaînée. Il n’est pas même sûr que ce soit bien sa créature et pas le fruit du simple hasard ou d’une autre intelligence errante et supérieure. Il est superstitieusement convaincu que c’est ainsi. Pourquoi ? Je ne sais. Il ne l’a encore que vu, et pas encore revu, amélioré, approprié. Peut-être, rêve-t-il avec beaucoup d’amertume, tel ne sera jamais le cas.
  Le pensionnaire a vu bien des choses pourtant, souvent la guerre, souvent des aspirations à des voyages lointains, dans des livres, faute de véritables voyages ; il ne faisait que regarder par les fenêtres opaques où défilaient les images animées d'un kynétoscope, comme un mélancolique, loin de se douter que tout ceci ne lui était que gracieusement offert par son tortionnaire ; il lui arriva même de boire au point de se soûler. Cela lui était simplement, encore, offert, donné comme un don de naissance, comme tout son être lui-même. Il s'évadait, il courait dans la campagne, c’était même une grande joie pour lui, de courir, de s’imaginer être quelque chose qu’il n’était pas et qu’il ne serait jamais... Quel enfant, peut-être enfant éternel ! On ne lui donne pas plus de neuf ans. Il n’a en fait, toutes proportions gardées, qu’une dizaine de jours ; mais cela n’a pas d’importance. Pour le moment, il courait, insouciant ; car il avait été voulu ainsi ; il avait des désirs qui étaient à lui, comme on les lui avait donnés, implantés, lorsqu’il avait vu le jour, ou, on ne sait trop, lorsqu’il entra au service de quelqu’un. Il demeure chez cette personne, enfermé, sans jamais voir le jour, ou, alors sous la forme de scories évanescentes par une minuscule fissure pratiquée, comme une meurtrière, dans la paroi de la prison, de la vaste boîte où on le maintient docile, le regard se faufile et rejoint enfin, de l’autre côté du mur du château, une autre fissure, à peine plus large, par laquelle s’engouffre comme la lumière de la lune ; ou, si c’est le soleil, il est grandement atténué ; c’est sûrement le cas, car aux heures tardives, hivernales, cette lumière faible disparaît tout-à-fait. Il ne l’a jamais vu : il vit comme honteusement cloitré entre les pages rongées d’un portfolio jauni et qui n’est pourtant pas très ancien ; du moins contient-il quelque chose de révolu à jamais. Qu’y fait-il ? Y pense-t-il ? A quoi, à quoi pourrait-il penser ? Y lirait-il les livres de Kant, si on  les lui apportait ? Certes, si d’abord on lui apprenait à lire, et ensuite à comprendre la langue, et enfin à comprendre le sens ; on pourrait lui donner, ainsi, le goût de la lecture et il deviendrait quelque chose, quelqu’un d’accompli ; il s’accomplirait et deviendrait ce qu’il n’est pas et qui semble présentement qu’il ne pourra jamais être, tant il semble incongru que monsieur le comte le laisse sortir un jour ne serait-ce que pour son bien.
   Et quoi ? S’il lui est arrivé, comme moi, de traverser, la moitié de ses peu nombreuses années, des étendues de terres qui, pour cette raison, lui ont paru sans fin, grotesquement infinies, alors son maître, maître ignoré et regardé comme mort, bien qu’il le serrât de très près, a eu raison de faire de lui ce qu’il en fit. C’est cela, il errait par ces pays sauvages, originels, plantés d’énormes forêts à l’aspect préhistorique, il a eu déjà plusieurs protecteurs, errants comme lui, sans quoi il n’aurait pas survécu. Ensuite, il est arrivé au château, et il ne l’a plus jamais quitté. Oui, il fut abandonné par ses parents morts, ou disparus pour lui conserver l’espoir de les revoir ; de sorte que, jusqu’au jour où il vint la fantaisie au comte de lui révéler le peu de liens de parenté qu’ils avaient, la curiosité le prit et il n’eût plus d’autre idée que de les retrouver. Où le comte avait-il lu ou vu cela, peut-être n’importe où. Il est douteux qu’il l’ait inventé seul, lui-même, car c’est une situation bien connue et très commune. Et dans cette situation, le maître a tout fait pour encourager son filleul, en l’enfermant, en le menaçant, pour qu’il se livre à cette absurde quête. Et, tel que c’était prévu, il s’égara. Il erra par des pays qui étaient faits pour être inexplorés et inconnus ; il rencontra des gens par ces lieux, des gens et des dangers ; des gens sans qui jamais il n’aurait survécu. Il y avait peu de monde, dans ces lieux perdus loin de toute civilisation, et bien moins encore qu’animaient de généreuses intentions ; aussi cela passe-t-il pour un hasard extraordinaire, s’il fut trouvé, recueilli et nourri, s’il put vivre dans cette insouciance, dans son enfance encore en essor, en éternel essor, pendant des années. On peut même dire, même si la chose est absurde, que le hasard veilla sur lui en personne, le protégea, quand au même moment, et bien longtemps avant et après lui il fut si dur, si cruel comme avec plaisir, avec une immense majorité des gens. D’autres diraient qu’il ne faut pas s’en étonner, contre la logique même, car en vérité ce monde n’est pas logique.
   Ainsi, des années après sa disparition, il était au bout de son voyage ; il avait beaucoup vu, beaucoup appris, et il revenait de son erreur, de sa lointaine évasion, il revenait aux genoux du maître implorer son pardon, supplier qu’il le reprenne avec lui dans son château ; car il avait compris entre temps que sa seule famille était en la personne de celui qui l’avait nourri et défendu pendant longtemps ; le maître le reprit et tout continua sans que rien ne s’en ressentit, rien, vraiment rien, ni ressentiment ni méfiance ni pitié. Il demeure ici, errant d’une cellule à l’autre du château, pourchassé par un imperceptible et invincible remords, à épousseter soigneusement les instruments de son maître ; que sont ces instruments exactement, c’est un mystère qu’il faut se résoudre à garder obscur faute de pouvoir le percer, ce que le pensionnaire est loin de pouvoir ; rien du peu qu’il sait sur le monde ne lui permettrait de dire ce que c’est, ses yeux sont trop habitués à l’obscurité pour distinguer de quoi il s’agit ; ils consistent, pouvons-nous dire, en longues lamelles de métal, humide et froid, qui dépassent du sol dans de grands étuis de cuir ouvragé ; il se dévoue volontairement à leur entretien, très long et pénible, à les faire luire faiblement dans le noir, et malgré les sombres suppositions que l’on pourrait faire quant à leur nature exacte et leur usage, c’est le seul moment des jours qu’il passe enfermé, où il les voit si l’on puis dire, où il les sent contre sa peau encore fine et duveteuse.
   Du reste, il est désormais au courant de tout dans le château : tout lui appartient, tout peut être contrôlé par lui, et tout, parce que malheureusement il est faible, est laissé au hasard ; malgré le plaisir qu’il a à voir les murs lui obéir- un petit plaisir d’enfant. Il sait aussi désormais qu’il n’est pas libre et ne le sera jamais, ce même s’il est trop jeune, est-il besoin de le préciser, pour le comprendre ; heureusement, d’ailleurs, pourrions-nous dire, car muni de cette certitude il vivra longtemps ; autrement dit il demeurera ici au château avec le comte sans être assailli par d’autres troubles que ceux de son âge, parmi lesquels ceux de l’adolescence et de la vieillesse, qu’il espère, qu’il craint avec curiosité sans savoir ce qu’ils signifient. Espérant sans doute, sans bien savoir non plus, bien sûr, ce qu’implique le fait d’espérer, que tout cela ne sera toujours qu’à sa semblance, quelque chose de familier, d’apprivoisé, aussi naïf et aussi peu consistant que lui, jusqu’à le laisser croire que lui-même n’existe pas.

dimanche 14 novembre 2010

Les pierres et les gens

S'il y a ici un jeu de mot, je vous prie de croire qu'il n'était pas voulu; ce que j'ai à dire ici est au contraire de la plus haute importance.
Il est bien connu, que là où l'on trouve des gens, l'on trouve aussi des pierres. C'est d'ailleurs l'explication rationnelle de la présence de celles-ci, car ce sont les gens qui les apportent. Ce sont aussi eux qui les prennent et qui les emportent; en effet elles sont très convoitées. De sorte qu'il est moins connu que là où il y a des pierres il y a aussi des gens. Ces gens les gardent, dans le sens où ils les surveillent, à ce qu'on n'y touche pas, à ce qu'enfin elles restent bien en place. Ceux qui les convoitent sans appartenir à cette catégorie précise de la société, n'ont aucune chance de les obtenir. Je ne suis pas fier d'être moi-même dans ce cas. A l'intérieur d'une fente pratiquée dans le sol, très étroite, il se trouve tout juste une petite pierre, mal taillée, cassée même (quoique je sois mal placé pour juger si une pierre est cassée ou non); elle est si minuscule que les gens maladroits ne peuvent pas espérer la prendre; d'ailleurs il n'y a pour la garder qu'une ou deux personnes, individuelles, indifférentes, absorbées dans des occupations qui occultent tout à fait l'environnement extérieur. Celle-ci, bien sûr, moi je peux la prendre sans risquer une blessure trop vive, que ce soit par ses gardiens ou sur ses propres arêtes aigües. Bien plus cruelle est la blessure que l'on éprouve, à coup sûr, s'il se trouve une forte et nombreuse société. Entre deux palabres, des discours ou des conversations très mondaines, ils surveillent étroitement les larges tranchées où gisent les énormes pierres noires, rouges, vertes ou de toutes les couleurs à la fois, mieux gardées qu'un assassin en prison.

vendredi 12 novembre 2010

Le Fantômime (Acte 2)

Acte II :DANS LE NEANT.
 Scène 1 .
Obscurité. Gargouillements diffus et lointains de machine à laver et ruissellements pluvieux. Même disposition des meubles. Sonneries croissantes de sonnette. Pas précipités et désordonnés.

UNE VOIX : Non. N’ouvre pas la porte. Ce n’est que moi. A l’instant j’étais plongé dans les profondeurs insondables de mes souvenirs. Toi ?... Que faisais-tu par hasard ? Voilà des semaines que je n’ai plus entendu même le son de ta voix. Et supposons que tu m’aies tenu compagnie, en restant muet, je n’aurais pas pu le savoir, tu penses bien, et serais resté comme... comme... ça. Ou alors peut-être que tu aurais tiré un minusculement peu plus de chaleur pour moi dans ce néant. Sais-tu où nous sommes ? Et pourquoi tu t’y trouves toi aussi ?
(Un temps long)
UNE VOIX FAMILIERE : Non, je ne sais pas je ne sais rien. Je n’y vois rien... (un temps) Si ce n’est pas un tombeau alors je ne sais rien.
UNE VOIX, ton de reproche :Alors tu n’as rien à y faire. Ce n’est pas moi qui te dirais de rester.
UNE VOIX FAMILIERE : Mais, maître, mais, maître !... Mais je ne vis plus que pour vous servir !
UNE VOIX, durement : Mais, tu ne me sers à rien ; et certainement pas, encore moins à geindre comme tu fais.
UNE VOIX FAMILIERE : Mais mais, Ô maître ! je ne vis... je ne vis... C’est... C’est ! Voyez... je conçus le projet idiot d’achever par la mort une vie qui me tue ! C’est que, c’est que la société ne veut pas de moi...
UNE VOIX, railleuse :La société !... Et où donc que tu crois te trouver, ici ? Tu ne sais pas n’est-ce pas, non...ça ne fait rien. Tu n’as rien à y faire. Ce n’est pas moi qui te dirais de rester.
UNE VOIX FAMILIERE, pleurante :Moi non plus. Seulement je ne vois plus la porte...
UNE VOIX : Cherche ! Normalement, elle existe encore. Quand le monde se créa, il était tapissé, du haut du ciel jusqu’en bas dans les enfers, de milliers et de milliers de portes comme celle-ci. Elles étaient autant de gueules béantes par lesquelles les misérables touristes qu’étaient les premiers êtres vivants se sont précipités comme à une fête où nul n’avait été invité. Nous sommes leurs derniers héritiers en déclin. Cherche donc, emplâtre ! Normalement, elle existe encore !...(un temps ; bruits diffus de loquets, de verrous et de serrures) Emplâtre !... Il en met du temps. (chevrotements croissants dans la voix) A quand donc qu’il m’aurait cassé quelque chose, l’animal... avec sa voix. A cet âge-là, encore !... Encore cette voix de pinson !... A quand qu’il m’aurait cassé quelque chose...Qu’il m’aurait... Qu’il m’aurait... (un temps ; brutalement) Hoo !... Tu es encore là ?
UNE VOIX FAMILIERE, lointaine :Oui !
                                               Fin de la scène I

Scène II.   Même disposition. Murmures venteux et lointains.

UNE VOIX, ton pensif, bas : Parti. Parti cette fois, oui. Que l’autre s’amène, à présent, je suis prêt à l’entendre, à le recevoir ; avec ses lunettes noires et ses menottes. Il peut venir. D’une part ses lunettes noires ne lui serviront à rien contre moi. Et, je suis aussi libre et indomptable que le désert. Je ne crois pas en outre avoir quelque chose à me reprocher. Le restant de broutilles, on me le pardonnera ; en songeant que si personne ne l’avait fait jamais nous n’aurions pas survécu. Il en est toujours venu d’autres, chaque fois plus nombreux, chaque fois plus désespérés, désabusés, insolents... Il n’y a plus de respect. Mais je vivais avec l’idée que c’est moi qu’ils allaient voir ainsi en cohortes innombrables. Qu’attendais-je pour me voiler la face comme je le fais maintenant, je me le demande ! Oui, je savais tout parfaitement, comme on fantasme sur les collégiens, comme ça et comme ça. Tous les rouages de leur croyance égoïste. Je les ai vus dans les églises, dans les écoles. Tu apprendras mon fils, ma fille, tout cela ne te servira à rien hormis à vivre avec l’espoir qu’on te fera travailler, et quand tu l’auras perdu, à te plaindre contre cela, oui ta dernière chance de ne pas tomber dans l’oubli misérable, grâce à lui-même ; et ton pauvre et cynique discours désabusé, oui, on l’entendra. Et là on t’encensera, mon fils, ma fille... Je ne sais si tu as vraiment ces liens de parenté avec moi, ces liens ou des liens quelconques. Je ne suis peut-être pas même en occasionnel contact avec la gent du sexe opposé. Je t’appelles comme ça par... commodité, ô ma fille, ô mon fils. (un temps long) Oh, ça va comme ça.
(entre LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE, une lanterne à la main, un balai dans l’autre.)
Tu me vois les bras croisés, pauvre de toi. Va chercher celui que tu as tantôt chassé, tantôt fait attendre dans le hall depuis des siècles.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : Lui ?
UNE VOIX : Mon serviteur.         
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : J’y vais, si c’est là la volonté.
UNE VOIX : C’est elle-même. Et rien ne l’altère. Rien ne l’a jamais altérée. Il y avait une raison à ce pourquoi il fut refoulé de la sorte tout ce temps, et si tu me la demandes je ne te répondrai pas d’un ton doctoral, car tu dois savoir ce qu’il en est.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : Je ne la demande pas. Seulement, je ne saurais... bref. Et pourtant, tel que tu le dis, cela semble tenir à peu de choses.
UNE VOIX : Va seulement, bientôt ce sera ton tour à toi.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : J’y vais si c’est là la volonté...
(Elle sort. Fin de la scène II)

Scène III Mêmes dispositions à ceci près que de la lumière verte filtre sous une porte placée à l’endroit où se trouvait le portrait. On devine un vent violent. Personne n’apparaît sur scène ; le transistor est posé à plat sur la table, sur laquelle le drap a été replacé.
AGARITE, émergeant de derrière le fauteuil où elle était assise :Brunois !... Brunois !...
BRUNOIS, même jeu :Ici, Agarite...
AGARITE : Tu m’as fait peur...
BRUNOIS : Ca fait peur ici de toute manière... Toi aussi tu m’as fait peur.
AGARITE : J’ai cru entendre une voix par là. Tu es sûr qu’on a le droit d’être ici ?
BRUNOIS : Elle nous doit bien ça... Sans nous, elle demeurait isolée de tout par ici... Ce serait ingrat de sa part...
AGARITE, lui fait signe de se taire, tendant l’oreille : Tu as entendu ?
BRUNOIS, même jeu : J’ai cru entendre une voix par là... (un temps long. Gargouillis lointains. Pluie. Tonnerre.) Un écho, un simple écho.
AGARITE, bas, sombrement : Ne dis pas ça... C’est vivant...
BRUNOIS, s’approche précautionneusement : Vivant comme... nous ?
AGARITE : Oui... Vivant comme nous... Dans ce cas je crains... Que nous-mêmes... (elle s’évanouit ; Brunois la rattrape ; ils se cachent derrière un fauteuil. Entre LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE par la porte de droite, un trousseau de clés à la main.)
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : J’ai cru entendre une voix... Ou deux peut-être. (elle tend l’oreille) Un écho, un stupide écho. (elle ouvre l’autre porte et sort. Farfouillements étouffés. Elle ressort, traînant une forme humanoïde momifiée dans un vieux drap, sur une planche à roues. Elle passe précautionneusement et ressort par où elle était entrée. Au loin, étouffé ) Sale temps !
                                               Fin de la scène III

Scène IV : dans le néant, qu’éclaire encore une faible lumière verte par la porte à gauche. Par cette même porte, grande ouverte, entre une procession ; ombres de petite taille, portant la momie ; LA CHOSE NOIRE ET PRAMPANTE ouvre la marche. Chants mortuaires pharaoniques ou chrétiens. Bougies et cierges allumés. Le cortège s’arrête au milieu de la scène. Les chants cessent.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE, d’un solennel emprunté : Voilà, voilà : nous y voilà, nous y voilà enfin. Ami, tu vas voir la lumière. Nous allons t’éclairer et, à la lueur de nos chandelles, tu trouveras ce que tu convoitais depuis les siècles des siècles. (La procession repart ; les chants reprennent. Tout en marchant) Ainsi donc, agnus dei, toi digne acteur : bienvenue, bienvenue parmi nous. N’attends pas que nous te soufflions froidement à l’oreille : « tu es des nôtres ! » Car tu n’as plus d’oreille. Nous sommes désormais ton esprit et ton corps, et tu, pauvre mortel, confiture d’or,  chevalier errant pouilleux, misérable et lumineuse hernie, ulcère et cancer de ta propre engeance, tu chose vivante : ne regarde plus jamais par-devant toi ; cendre, poussière devant toi ; et tes bandages gangrénés recouvrent tes yeux morts.
(un temps. Nouvelle halte de la procession. Les ombres posent la momie, s’agenouillent, fatiguées, et commencent à manger du pain qu’elles sortent des manches de la momie. Elles achèvent rapidement et repartent. S’arrêtent à l’extrémité de la scène, devant la porte de gauche qui est recouverte d’un drap poussiéreux.)
Nous voilà enfin, après des siècles et des siècles de route par des pays hostiles, par monts et vallées contre vents et marées ; Enfirè avoin, face au portail de la dernière demeure. Eternelle au contraire de toutes les autres.
UNE OMBRE : C’est marée haute.
UNE AUTRE : C’est bas, ça. (ricanements)
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE, bas et sévèrement : Silence, vous tous ! Silence face à vous tous réunis ! (elle arrache le drap de la porte ; derrière se trouve un miroir dépoli. Un temps ; elle fixe avec attention) Quelques étoiles incertaines dans la nuit. Dans la lumière j’aperçois les veines de mes yeux, toutes gonflées d’un orgueil sanguinolent. Eteignez les chandelles ! (les ombres s’exécutent. Seule demeure une certaine luisance du miroir ; suffisante pour éclairer encore toute une moitié de la scène. Une autre lumière, d’un blanc sale mais plus vif, provient du plafond et éclaire la momie.) Ô toi, toi quelque part enterré dans ces voûtes, voici que je me suis exécuté comme je pouvais, comme tu me le commandas.
(un temps ; la momie bouge. Il en émerge très lentement un bras drapé de noir ; puis LE MIME ; il mime le réveil d’un très long sommeil.)
LE MIME, d’une voix faible : Me voici, me voici !... Je suis prêt à vous justifier ma présence et à me soumettre à votre jugement !
                                   Fin de la scène IV ; fin de l’acte II

mercredi 3 novembre 2010

Introduction à la notion de Sacratématique par le Docteur Charançon

  Bonjour, je suis le docteur Charançon. J'ai été invité par le Nain à témoigner ici, comme au seul endroit où m'exprimer clairement et suffisamment librement pour que je me comprenne. Que vous compreniez importe peu. L'intérêt est de vous borner à ce que ceci soit compris dans son ensemble par le plus grand nombre, c'est-à-dire qu'uniformément personne ne comprenne afin que Sacratématique reste démocratique.
  Pour ceux qui aimeraient comprendre le monde, noble projet, ne lisez pas ces pages.
J'y introduis céans la notion assez complexe de Sacratématique ainsi que promis à vous par une partie de moi que je désapprouve fortement.
   Le monde tel que nous le connaissons est, pourrions-nous dire, en pleine décadence industrielle, c'est-à-dire en plein essor d'une perfection sociale et démocratique, où tout le monde est professeur, où tout le monde du plus en haut des castes privilégiées et royales, qui jouissent de ne pas travailler, aux plus bas de ceux qui souffrent de ne pas travailler, vit environné, sinon baigné jusqu'au fond du cou, dans un luxe qui n'a d'égal que la splendeur industrieuse et gothique des fourmilières. Il pleut plastique, boustifaille et autres merveilles, fleurissant par pleines gorgées dans les poubelles, aux surfaces noires et tourmentées des océans... Et, nul ne saurait être content, car il n'est pas ce qu'il n'est pas, quel que soit ou puisse être ce mystérieux statut; il ne sait, cela l'objet de mon ouvrage et une cause vraiment mineure au fond; il ne sait ce qu'il aimerait savoir sans tout naturellement, savoir de quoi il s'agit! ni ce à quoi cela l'engage!... Moi Sigismund S. Charançon lui propose une réponse ici même et autant splendide qu'elle est affreuse: la Sacratématique. Pour qui voudrait un embryon de définition, en attendant mieux, peut être appelée sacratématique toute forme de systématisation. Cet ouvrage en est un exemple et le premier de ce grand mal intrinsèque à la grande et belle race humaine, que j'exploiterai ici. Encore un peu de patience.
   Revenons à cet homme de la rue, très banal, entre deux âges, chauve, lunettes rectangulaires, barbe mal rasée, forte voix, votant à gauche, s'exprimant comme tout le monde, n'ayant que ce défaut d'être médiocre et mille autres qu'il s'invente, dont il se vante et qui ne font en fait que découler de celui-ci originel. Il aime être très tranquille, ne pas travailler, sortir, et tout athée qu'il est ou qu'il se croit, il ne veut pas moins des réponses à ses questions, qu'il se pose comme les premiers dogmatiques se les sont posées. En effet il craint par-dessus tout de mourir avant d'atteindre l'Eden de la retraite; ou la vie sera moins insupportable; et plus précieuse (et, ne veut-il pas voir, insensiblement plus proche de s'achever). Jusques à souhaiter drapeaux en tête que s'il n'en puisse avoir, personne n'en ait. Autrement dit et réfléchi, que s'il devait mourir avant l'âge prescrit à le croire, sur son emballage, il préfèrerait encore être seul à profiter de ce privilège au lieu de l'aristocratie, de plus en plus énorme, qui vivra au-delà, Ô combien de siècles au-delà. Il pleut sur lui l'inquiétude de ses ténébreuses origines...
   Il craint cette époque maudite, qu'il ignore, qu'il préférera ignorer jusques à s'imaginer des origines plus lamentables de primates à peine plus évolués que les infâmes dauphins, cette époque maudite dis-je! ou il vivait sous la tyrannie d'êtres très évolués avec des oreilles d'ours géantes, que l'on appelait crabouliques! Il vit donc, fanatique enfermé au fond de sa campagne à prier son Dieu, ou son Evolution, ou que sais-je bien encore, cette invincible divinité que l'on surnomme le cynisme!... Ou encore lui-même ce qui revient exactement au même...
  Ainsi l'imprimerie fut inventée dans le quinzième siècle riche en merveilles, ainsi la très-sainte poudre-noire fut inventée dans le ténébreux et héroïque treizième siècle au lieu de par les Chinois; ainsi le costar-cravate tel que nous le connaissons ne se porte que depuis la fin du dix-huitième siècle encore proche; tout étant l'oeuvre monstrueuse des Crabouliques, avec l'Homme en son sommet. C'est bien de l'ignorance et de la plus profonde; ou plus exactement c'est la Sacratématique, dont je ferai un sublime essai le plus complet possible, la Sacratématique, force et faiblesse de la triomphante Humanité.