mercredi 20 octobre 2010

Les gens qui mordent (1)

 Rien n'est plus désagréable, quand on se promène avec la fausse quiétude de la jeunesse, que de voir se réaliser ce que l'on supposait de plus horrible dans l'humanité ou, plus modestement, dans une classe déterminée de personnes. Se faire mordre à son passage par quelqu'un dont c'est le loisir, n'est qu'un exemple de ces incivilités qui referment lorsqu'on s'est assagi, donc aigri, sur le postulat que les gens sont méchants mais qu'il se peut à l'occasion voir des gens gentils- mais alors ils ont un nom, qui les exclut du groupe très étendu quoique fermé des gens. Caste à laquelle personne n'appartient autrement que sous une forme très floue; dont même, ou surtout, les arêtes les plus pointues, les plus giclantes, sont émoussées.
 Le flou est tout ce qui définit, ou anti-définit cette entité gélatineuse à multiples têtes.
 En voici un exemple, mais ce n'est qu'un exemple qui de la sorte enfreindra même les moins claires des classifications. Il s'agit dans un premier temps de se lever tôt: Albert se leva tôt, ce que font bien d'autres, bien décidé à amener face à lui l'échéance d'une affaire difficile. Il n'y a à franchir qu'une petite esplanade d'une centaine de mètres sur deux cents; c'est rare, à la vérité, que ce soit de la sorte l'affaire qui s'amène à Albert au lieu que ce soit Albert qui aie à faire un vrai trajet, à prendre le vélo, à bien sentir la serviette qui pend de côté, à bien sentir qu'il est effectivement parti et que c'est effectivement quelque chose de sérieux qu'il va faire. C'est sans doute dans cette optique qu'il a pendant longtemps, sous-estimé l'adversaire; l'humiliation du cuisant échec qu'il avait subi au début est passée heureusement, l'ennemi n'est plus là, il a quitté les lieux, il ne reste plus à proprement parler qu'à signer les papiers; ensuite on lui remettra la clé de l'entrée principale de la maison, ensuite sans doute rentrera-t-il tout de suite dans la sienne, tranquillisé, plutgôt que de s'attarder à visiter une maison dont il a fait maintes fois le tour en rêve, tant battant et impatient; d'ailleurs elle n'est pas à ce point belle que cela se justifierait. L'entrée n'a plus la même impressionnance, il y a toujours le portique en triangle à la grecque mais il est incontestablement plus petit. Sans doute parce que le propriétaire n'est plus devant avec sa lorgnette et son mousquet pour maintenir Albert à distance et lui cacher ainsi l'insignifiance de la maison. En quoi il était évident qu'il ne faisait que le provoquer. S'il avait été possible de voir avant, les choses auraient été bien, bien plus simples.
Personne n'entrave la forme modeste et charmante de l'entrée; juste après l'entrée, la silhouette de la maison, carrée au niveau du vestibule, suit une brusque courbe jusqu'à rejoindre la surface du sol et se confondre avec l'esplanade. De l'autre côté, le quartier est très paisible, il n'y a plus que quelques tours basses avec peu de fenêtres.
 Albert s'avança avec confiance, ou plutôt sans la moindre émotion et le moindre sentiment, comme devant n'importe quel rocher sans vie.
"Non, avait répondu le propriétaire d'une façon catégoresque. J'aime ma maison, et elle est à moi, je l'ai aménagée dans un style gothico-néogothique qui me plait énormément, aussi je n'ai aucunement l'intention de vous en rien céder.-Puis, devant son insistance:-Vous croyez pour vous en prendre à plus petit que vous, que vous avez certainement raison? Avisez après cela. Ma famille habite ici depuis des génératiuons, j'aurais de la peine à me souvenir du nombre exact et ma faible mémoire n'enlève rien croyez-le, au fait que mes racines ici sont profondes." Avaient suivi des imprécations terribles. La guerre avait éclaté entre les deux adversaires. Comme Albert était dans ce cas-là, le seul élément à perturber un ordre qui sans lui paraissait stable, il ne pensa pas à faire effectivement appel à ce qu'il était en effet plus grand que le client. Il chercha même d'abord à paraître plus petit; et par une perfidie qu'il imagina être tantôt l'énergie du désespoir, tantôt un affaiblissement réel, le client se fit toujours proportionnellement plus petit, de sorte qu'à aucun moment Albert n'eut l'opportunité, qu'il guettait, de bouleverser les rôles afin de au moins transformer la situation sinon vaincre immédiatement. Quand il ne fit plus la taille que d'une punaise, et que face à lui le client ne faisait plus celle que d'un grain de sable, l'espoir le quitta d'une victoire rapide. Aucun des deux n'en démordit pour autant et la situation s'enlisa très vite. Albert ne put même jamais s'introduire dans la maison, le propriétaire était toujpurs à proximité, les griffes parées à déchiqueter tout ce qui s'avancerait un tant soit peu furtivement de l'entrée.
 De la sorte, l'un et l'autre les yeux rivés sur la porte d'entrée, concentrés de toutes leurs forces sur ce point, capital s'il en est, la situation pouvait rester ainsi indéfiniment. Cela n'était certes pas le projet de l'un et de l'autre, l'un parce que cette situation nuisait à sa tranquillité, l'autre parce que ce n'était rien moins qu'un échec, et même plus: la ruine de sa carrière si prometteuse et si intéressante. Dans cette optique, de la même manière symétrique, chacun avait patiemment tissé un piège, l'un dans l'autre; c'étaient deux pièges aussi mortels qu'ingénieusement conçus: extrêmement infaillibles. De sorte que les deux belligérants étaient demeurés pour ainsi dire parallèles l'un à l'autre, l'un prisonnier à l'intérieur et l'autre, prisonnier à l'extérieur. Ainsi la situation demeura de nouveau figée et les deux bords, symétriquement inexpugnables.
 C'est à se demander, vraiment, comment Albert a pu se convaincre qu'il avait gagné, même au bout de mois et de mois de siège, même en n'ayant jamais douté de lui. Sans aucun doute, à la mesure de ce que le client s'était convaincu d'avoir perdu. Ce n'est peut-être pas la raison, mais c'est pour l'heure la seule possible.
 Arrivé devant la maison, Albert s'avança précautionneusement de la porte, jusqu'à la poignée, et puis il s'arrêta- davantage en hommage au bon vieux temps que par méfiance, par superstition, il se posta, se mit à attendre qu'un moucheron passe, là, à cet endroit précis, pour voir si le piège n'était plus efficace; normalement, il est désaffecté; mais on ne sait jamais. Et il pourra attendre longtemps, la saison prochaine, car il n'y a aucun moucheron; il n'y en aura jamais.
 IL s'énerva un instant, saisit au sol une poignée de gravillons et la lança contre la porte. La plupart des gravillons fut freinée et demeura en suspens à quelques centimètres de la porte, mais pas davantage à priori qu'avec une toile d'araignée ordinaire. Pour s'assurer Albert passa lentement la main sur la surface irrégulière de la porte. Elle rendit un imperceptible grognement creux, vide, puis se tut tout-à-fait. Satisfait, il ne jugea pas utile de s'attarder et retourna sur ses pas; irrégulièrement, sur toute l'esplanade, le jour silencieux s'étendait.

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