lundi 29 novembre 2010

Récit des inquiétudes d'un jeune garçon

Bonjour; j'ai ici le premier d'un groupe de trois ou quatre textes concernant quelques aspects d'un même problème; j'espère que, si vous-même connaissez ces problèmes, ceci vous aidera à y voir un peu plus clair.
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Un soir indécis, dans la lumière salée, se découpent, tranchantes, deux lignes parallèles verticales. Distantes l’une de l’autre d’une dizaine de centimètres au plus, et qui représentent, dans cet espace globalement clos, comme une fracture de néant, une interruption de noirceur gouffresque;c’est dire si même dans cet environnement qui semble un appartement, même un appartement objectivement vaste, confortable, un château, il se trouve encore des lieux où les lampes ne portent pas. C’est un soir dans lequel se condense toute une vie.
   Il y a monsieur le comte qui se tient dans ce rayon de lumière intérieure et jaunâtre, et potagineuse, qui étend ses jambes dans une attitude qu’il veut détendue ; mais il voit très bien, toute proche, la fente qui précipite le regard comme dans un cachot claustrophobesque ; dont les parois étroites et raides n’attendent plus que de se refermer sur lui et l’étouffer...  Il ne se débattra pas, pour prouver à ses amis, qui ne sont pas ce qu’on attend généralement de vrais amis, pour leur prouver quelque chose... Pour les amender enfin, même au péril apparent de sa propre vie... Imaginez-vous que moi-même, aie dû traverser ces bois, loin, loin de toute habitation, loin d'ici, du château et du généreux comte, dans toute l’obscurité dont est capable une nuit d’été, c’est-à-dire bien plus sombre qu’on ne s’y attend quoi même qu’on a l’esprit orienté vers certaines émanations ? Je ne perdrai pas de temps à tergiverser de la sorte. Quoi que, ce péril fut, si j’y repense, réellement étrange. Il me laisse dubitatif. Tout s’agençait soit trop mal soit trop parfaitement bien; alternativement, s’entend; c’est-à-dire que tout m’arriva en blocs... Ainsi que la nuit me parut tomber trop vite ; non pas à mon goût ; plutôt trop tôt, objectivement, pour la saison, d'une manière peu convenable; comme je vis se découper, dans ce que je pris pour l’agréable lumière du soir, la forme incongrue quoi que puissamment géométrique d’un couvent... D’une fraternité... Je souhaitai alors, de façon irrationnelle, qu’un moine m’accueille, et m’offre le couvert, le plus modeste possible, car j’étais très fatigué et j’avais faim... C'est après des jours que je parvins, harassé, frapper à la porte et implorer qu'on m'ouvre.    En vérité, la chose est assez commune, et particulièrement, pour celui qui m'intéresse à l'instant; en effet tel fut le cas pendant de nombreuses années, depuis que le pensionnaire du comte était capable de conscience; cette limite, comme une hasardeuse convention. Il était accroché, comme une jeune herbe collante, aux pas turbulents de celui qui avait fait qu’il existe; et faisant tous ses efforts pour se détacher et s'extraire, et se glisser dans son propre trou loin vers le sol. Il remettait, par cet irrespect insensé, en cause une loi inviolable comme peut l’être la gravité ; comme si, au vu de ce qu’il se voyait être, qu’il ne ressemblait en rien à son père (puisqu’il faut le nommer ainsi), comme il en est plus ou moins pour toutes les créatures vivantes, il n’était le fils que du seul hasard ; lui, sa fierté : un amas hasardeux de circonstances ; un tas en mouvement constant... Il ignorait qu’il était simplement né sans fierté, né malgré tout, né, donc, pour subir, passivement, ce qu’on aurait eu la bonté de prévoir pour lui. Que ce soit de se retrouver vexé, enfermé, blessé, ou alors pour qu’il se révolte ; voire, même, mais il est douteux que son horrible père ait un jour une idée si absurde, qu’il se libère, qu’il soit libre tout à fait ; quoi même qu’encore, en cet état, soumis à son père: cette fatalité dont il ne s’émancipera jamais que de façon moqueuse, et à ses dépens, de sorte que, ces liens rompus, annoncés comme ruptibles par leur propre instigateur, lui, mourrait ; ils mourraient tous deux, la créature et le créateur, dans les bras l’un de l’autre ; et à supposer que seul le créateur doive mourir, la créature a trop bon cœur et l’épargnerait. De même il semble évident que s’il devait en mourir un, ce serait la créature, bien que ce soit contre nature ; et cette pauvre âme candide et faible aime trop la vie. Il paraît ainsi vivre dans l’opulence, vivre sans problème qui soit autre que bassement matériel, et en tant que tel, grave pour lui, c’est-à-dire sans aucune gravité, puisqu’il en a été décidé ainsi, par une fatalité ou faiblesse vraiment déplorable. De sorte qu’il s’ignore, car il se croit libre quand c’est ce qu’on lui dit et lui prouve ; en vérité il est soumis.
   Désormais, leur relation, s’il est permis d’appeler cela ainsi, n’a plus cet aspect de secret et de honte, quoi que ces apparences se conservent et prolifèrent même, dans certaine mesure. C’est un certain goût de l’esthétique, une esthétique longtemps regardée comme inférieure, dans sa niaiserie, qui les unit ; ou plutôt réunit le créateur à sa créature enchaînée. Il n’est pas même sûr que ce soit bien sa créature et pas le fruit du simple hasard ou d’une autre intelligence errante et supérieure. Il est superstitieusement convaincu que c’est ainsi. Pourquoi ? Je ne sais. Il ne l’a encore que vu, et pas encore revu, amélioré, approprié. Peut-être, rêve-t-il avec beaucoup d’amertume, tel ne sera jamais le cas.
  Le pensionnaire a vu bien des choses pourtant, souvent la guerre, souvent des aspirations à des voyages lointains, dans des livres, faute de véritables voyages ; il ne faisait que regarder par les fenêtres opaques où défilaient les images animées d'un kynétoscope, comme un mélancolique, loin de se douter que tout ceci ne lui était que gracieusement offert par son tortionnaire ; il lui arriva même de boire au point de se soûler. Cela lui était simplement, encore, offert, donné comme un don de naissance, comme tout son être lui-même. Il s'évadait, il courait dans la campagne, c’était même une grande joie pour lui, de courir, de s’imaginer être quelque chose qu’il n’était pas et qu’il ne serait jamais... Quel enfant, peut-être enfant éternel ! On ne lui donne pas plus de neuf ans. Il n’a en fait, toutes proportions gardées, qu’une dizaine de jours ; mais cela n’a pas d’importance. Pour le moment, il courait, insouciant ; car il avait été voulu ainsi ; il avait des désirs qui étaient à lui, comme on les lui avait donnés, implantés, lorsqu’il avait vu le jour, ou, on ne sait trop, lorsqu’il entra au service de quelqu’un. Il demeure chez cette personne, enfermé, sans jamais voir le jour, ou, alors sous la forme de scories évanescentes par une minuscule fissure pratiquée, comme une meurtrière, dans la paroi de la prison, de la vaste boîte où on le maintient docile, le regard se faufile et rejoint enfin, de l’autre côté du mur du château, une autre fissure, à peine plus large, par laquelle s’engouffre comme la lumière de la lune ; ou, si c’est le soleil, il est grandement atténué ; c’est sûrement le cas, car aux heures tardives, hivernales, cette lumière faible disparaît tout-à-fait. Il ne l’a jamais vu : il vit comme honteusement cloitré entre les pages rongées d’un portfolio jauni et qui n’est pourtant pas très ancien ; du moins contient-il quelque chose de révolu à jamais. Qu’y fait-il ? Y pense-t-il ? A quoi, à quoi pourrait-il penser ? Y lirait-il les livres de Kant, si on  les lui apportait ? Certes, si d’abord on lui apprenait à lire, et ensuite à comprendre la langue, et enfin à comprendre le sens ; on pourrait lui donner, ainsi, le goût de la lecture et il deviendrait quelque chose, quelqu’un d’accompli ; il s’accomplirait et deviendrait ce qu’il n’est pas et qui semble présentement qu’il ne pourra jamais être, tant il semble incongru que monsieur le comte le laisse sortir un jour ne serait-ce que pour son bien.
   Et quoi ? S’il lui est arrivé, comme moi, de traverser, la moitié de ses peu nombreuses années, des étendues de terres qui, pour cette raison, lui ont paru sans fin, grotesquement infinies, alors son maître, maître ignoré et regardé comme mort, bien qu’il le serrât de très près, a eu raison de faire de lui ce qu’il en fit. C’est cela, il errait par ces pays sauvages, originels, plantés d’énormes forêts à l’aspect préhistorique, il a eu déjà plusieurs protecteurs, errants comme lui, sans quoi il n’aurait pas survécu. Ensuite, il est arrivé au château, et il ne l’a plus jamais quitté. Oui, il fut abandonné par ses parents morts, ou disparus pour lui conserver l’espoir de les revoir ; de sorte que, jusqu’au jour où il vint la fantaisie au comte de lui révéler le peu de liens de parenté qu’ils avaient, la curiosité le prit et il n’eût plus d’autre idée que de les retrouver. Où le comte avait-il lu ou vu cela, peut-être n’importe où. Il est douteux qu’il l’ait inventé seul, lui-même, car c’est une situation bien connue et très commune. Et dans cette situation, le maître a tout fait pour encourager son filleul, en l’enfermant, en le menaçant, pour qu’il se livre à cette absurde quête. Et, tel que c’était prévu, il s’égara. Il erra par des pays qui étaient faits pour être inexplorés et inconnus ; il rencontra des gens par ces lieux, des gens et des dangers ; des gens sans qui jamais il n’aurait survécu. Il y avait peu de monde, dans ces lieux perdus loin de toute civilisation, et bien moins encore qu’animaient de généreuses intentions ; aussi cela passe-t-il pour un hasard extraordinaire, s’il fut trouvé, recueilli et nourri, s’il put vivre dans cette insouciance, dans son enfance encore en essor, en éternel essor, pendant des années. On peut même dire, même si la chose est absurde, que le hasard veilla sur lui en personne, le protégea, quand au même moment, et bien longtemps avant et après lui il fut si dur, si cruel comme avec plaisir, avec une immense majorité des gens. D’autres diraient qu’il ne faut pas s’en étonner, contre la logique même, car en vérité ce monde n’est pas logique.
   Ainsi, des années après sa disparition, il était au bout de son voyage ; il avait beaucoup vu, beaucoup appris, et il revenait de son erreur, de sa lointaine évasion, il revenait aux genoux du maître implorer son pardon, supplier qu’il le reprenne avec lui dans son château ; car il avait compris entre temps que sa seule famille était en la personne de celui qui l’avait nourri et défendu pendant longtemps ; le maître le reprit et tout continua sans que rien ne s’en ressentit, rien, vraiment rien, ni ressentiment ni méfiance ni pitié. Il demeure ici, errant d’une cellule à l’autre du château, pourchassé par un imperceptible et invincible remords, à épousseter soigneusement les instruments de son maître ; que sont ces instruments exactement, c’est un mystère qu’il faut se résoudre à garder obscur faute de pouvoir le percer, ce que le pensionnaire est loin de pouvoir ; rien du peu qu’il sait sur le monde ne lui permettrait de dire ce que c’est, ses yeux sont trop habitués à l’obscurité pour distinguer de quoi il s’agit ; ils consistent, pouvons-nous dire, en longues lamelles de métal, humide et froid, qui dépassent du sol dans de grands étuis de cuir ouvragé ; il se dévoue volontairement à leur entretien, très long et pénible, à les faire luire faiblement dans le noir, et malgré les sombres suppositions que l’on pourrait faire quant à leur nature exacte et leur usage, c’est le seul moment des jours qu’il passe enfermé, où il les voit si l’on puis dire, où il les sent contre sa peau encore fine et duveteuse.
   Du reste, il est désormais au courant de tout dans le château : tout lui appartient, tout peut être contrôlé par lui, et tout, parce que malheureusement il est faible, est laissé au hasard ; malgré le plaisir qu’il a à voir les murs lui obéir- un petit plaisir d’enfant. Il sait aussi désormais qu’il n’est pas libre et ne le sera jamais, ce même s’il est trop jeune, est-il besoin de le préciser, pour le comprendre ; heureusement, d’ailleurs, pourrions-nous dire, car muni de cette certitude il vivra longtemps ; autrement dit il demeurera ici au château avec le comte sans être assailli par d’autres troubles que ceux de son âge, parmi lesquels ceux de l’adolescence et de la vieillesse, qu’il espère, qu’il craint avec curiosité sans savoir ce qu’ils signifient. Espérant sans doute, sans bien savoir non plus, bien sûr, ce qu’implique le fait d’espérer, que tout cela ne sera toujours qu’à sa semblance, quelque chose de familier, d’apprivoisé, aussi naïf et aussi peu consistant que lui, jusqu’à le laisser croire que lui-même n’existe pas.

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