vendredi 12 novembre 2010

Le Fantômime (Acte 2)

Acte II :DANS LE NEANT.
 Scène 1 .
Obscurité. Gargouillements diffus et lointains de machine à laver et ruissellements pluvieux. Même disposition des meubles. Sonneries croissantes de sonnette. Pas précipités et désordonnés.

UNE VOIX : Non. N’ouvre pas la porte. Ce n’est que moi. A l’instant j’étais plongé dans les profondeurs insondables de mes souvenirs. Toi ?... Que faisais-tu par hasard ? Voilà des semaines que je n’ai plus entendu même le son de ta voix. Et supposons que tu m’aies tenu compagnie, en restant muet, je n’aurais pas pu le savoir, tu penses bien, et serais resté comme... comme... ça. Ou alors peut-être que tu aurais tiré un minusculement peu plus de chaleur pour moi dans ce néant. Sais-tu où nous sommes ? Et pourquoi tu t’y trouves toi aussi ?
(Un temps long)
UNE VOIX FAMILIERE : Non, je ne sais pas je ne sais rien. Je n’y vois rien... (un temps) Si ce n’est pas un tombeau alors je ne sais rien.
UNE VOIX, ton de reproche :Alors tu n’as rien à y faire. Ce n’est pas moi qui te dirais de rester.
UNE VOIX FAMILIERE : Mais, maître, mais, maître !... Mais je ne vis plus que pour vous servir !
UNE VOIX, durement : Mais, tu ne me sers à rien ; et certainement pas, encore moins à geindre comme tu fais.
UNE VOIX FAMILIERE : Mais mais, Ô maître ! je ne vis... je ne vis... C’est... C’est ! Voyez... je conçus le projet idiot d’achever par la mort une vie qui me tue ! C’est que, c’est que la société ne veut pas de moi...
UNE VOIX, railleuse :La société !... Et où donc que tu crois te trouver, ici ? Tu ne sais pas n’est-ce pas, non...ça ne fait rien. Tu n’as rien à y faire. Ce n’est pas moi qui te dirais de rester.
UNE VOIX FAMILIERE, pleurante :Moi non plus. Seulement je ne vois plus la porte...
UNE VOIX : Cherche ! Normalement, elle existe encore. Quand le monde se créa, il était tapissé, du haut du ciel jusqu’en bas dans les enfers, de milliers et de milliers de portes comme celle-ci. Elles étaient autant de gueules béantes par lesquelles les misérables touristes qu’étaient les premiers êtres vivants se sont précipités comme à une fête où nul n’avait été invité. Nous sommes leurs derniers héritiers en déclin. Cherche donc, emplâtre ! Normalement, elle existe encore !...(un temps ; bruits diffus de loquets, de verrous et de serrures) Emplâtre !... Il en met du temps. (chevrotements croissants dans la voix) A quand donc qu’il m’aurait cassé quelque chose, l’animal... avec sa voix. A cet âge-là, encore !... Encore cette voix de pinson !... A quand qu’il m’aurait cassé quelque chose...Qu’il m’aurait... Qu’il m’aurait... (un temps ; brutalement) Hoo !... Tu es encore là ?
UNE VOIX FAMILIERE, lointaine :Oui !
                                               Fin de la scène I

Scène II.   Même disposition. Murmures venteux et lointains.

UNE VOIX, ton pensif, bas : Parti. Parti cette fois, oui. Que l’autre s’amène, à présent, je suis prêt à l’entendre, à le recevoir ; avec ses lunettes noires et ses menottes. Il peut venir. D’une part ses lunettes noires ne lui serviront à rien contre moi. Et, je suis aussi libre et indomptable que le désert. Je ne crois pas en outre avoir quelque chose à me reprocher. Le restant de broutilles, on me le pardonnera ; en songeant que si personne ne l’avait fait jamais nous n’aurions pas survécu. Il en est toujours venu d’autres, chaque fois plus nombreux, chaque fois plus désespérés, désabusés, insolents... Il n’y a plus de respect. Mais je vivais avec l’idée que c’est moi qu’ils allaient voir ainsi en cohortes innombrables. Qu’attendais-je pour me voiler la face comme je le fais maintenant, je me le demande ! Oui, je savais tout parfaitement, comme on fantasme sur les collégiens, comme ça et comme ça. Tous les rouages de leur croyance égoïste. Je les ai vus dans les églises, dans les écoles. Tu apprendras mon fils, ma fille, tout cela ne te servira à rien hormis à vivre avec l’espoir qu’on te fera travailler, et quand tu l’auras perdu, à te plaindre contre cela, oui ta dernière chance de ne pas tomber dans l’oubli misérable, grâce à lui-même ; et ton pauvre et cynique discours désabusé, oui, on l’entendra. Et là on t’encensera, mon fils, ma fille... Je ne sais si tu as vraiment ces liens de parenté avec moi, ces liens ou des liens quelconques. Je ne suis peut-être pas même en occasionnel contact avec la gent du sexe opposé. Je t’appelles comme ça par... commodité, ô ma fille, ô mon fils. (un temps long) Oh, ça va comme ça.
(entre LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE, une lanterne à la main, un balai dans l’autre.)
Tu me vois les bras croisés, pauvre de toi. Va chercher celui que tu as tantôt chassé, tantôt fait attendre dans le hall depuis des siècles.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : Lui ?
UNE VOIX : Mon serviteur.         
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : J’y vais, si c’est là la volonté.
UNE VOIX : C’est elle-même. Et rien ne l’altère. Rien ne l’a jamais altérée. Il y avait une raison à ce pourquoi il fut refoulé de la sorte tout ce temps, et si tu me la demandes je ne te répondrai pas d’un ton doctoral, car tu dois savoir ce qu’il en est.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : Je ne la demande pas. Seulement, je ne saurais... bref. Et pourtant, tel que tu le dis, cela semble tenir à peu de choses.
UNE VOIX : Va seulement, bientôt ce sera ton tour à toi.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : J’y vais si c’est là la volonté...
(Elle sort. Fin de la scène II)

Scène III Mêmes dispositions à ceci près que de la lumière verte filtre sous une porte placée à l’endroit où se trouvait le portrait. On devine un vent violent. Personne n’apparaît sur scène ; le transistor est posé à plat sur la table, sur laquelle le drap a été replacé.
AGARITE, émergeant de derrière le fauteuil où elle était assise :Brunois !... Brunois !...
BRUNOIS, même jeu :Ici, Agarite...
AGARITE : Tu m’as fait peur...
BRUNOIS : Ca fait peur ici de toute manière... Toi aussi tu m’as fait peur.
AGARITE : J’ai cru entendre une voix par là. Tu es sûr qu’on a le droit d’être ici ?
BRUNOIS : Elle nous doit bien ça... Sans nous, elle demeurait isolée de tout par ici... Ce serait ingrat de sa part...
AGARITE, lui fait signe de se taire, tendant l’oreille : Tu as entendu ?
BRUNOIS, même jeu : J’ai cru entendre une voix par là... (un temps long. Gargouillis lointains. Pluie. Tonnerre.) Un écho, un simple écho.
AGARITE, bas, sombrement : Ne dis pas ça... C’est vivant...
BRUNOIS, s’approche précautionneusement : Vivant comme... nous ?
AGARITE : Oui... Vivant comme nous... Dans ce cas je crains... Que nous-mêmes... (elle s’évanouit ; Brunois la rattrape ; ils se cachent derrière un fauteuil. Entre LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE par la porte de droite, un trousseau de clés à la main.)
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE : J’ai cru entendre une voix... Ou deux peut-être. (elle tend l’oreille) Un écho, un stupide écho. (elle ouvre l’autre porte et sort. Farfouillements étouffés. Elle ressort, traînant une forme humanoïde momifiée dans un vieux drap, sur une planche à roues. Elle passe précautionneusement et ressort par où elle était entrée. Au loin, étouffé ) Sale temps !
                                               Fin de la scène III

Scène IV : dans le néant, qu’éclaire encore une faible lumière verte par la porte à gauche. Par cette même porte, grande ouverte, entre une procession ; ombres de petite taille, portant la momie ; LA CHOSE NOIRE ET PRAMPANTE ouvre la marche. Chants mortuaires pharaoniques ou chrétiens. Bougies et cierges allumés. Le cortège s’arrête au milieu de la scène. Les chants cessent.
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE, d’un solennel emprunté : Voilà, voilà : nous y voilà, nous y voilà enfin. Ami, tu vas voir la lumière. Nous allons t’éclairer et, à la lueur de nos chandelles, tu trouveras ce que tu convoitais depuis les siècles des siècles. (La procession repart ; les chants reprennent. Tout en marchant) Ainsi donc, agnus dei, toi digne acteur : bienvenue, bienvenue parmi nous. N’attends pas que nous te soufflions froidement à l’oreille : « tu es des nôtres ! » Car tu n’as plus d’oreille. Nous sommes désormais ton esprit et ton corps, et tu, pauvre mortel, confiture d’or,  chevalier errant pouilleux, misérable et lumineuse hernie, ulcère et cancer de ta propre engeance, tu chose vivante : ne regarde plus jamais par-devant toi ; cendre, poussière devant toi ; et tes bandages gangrénés recouvrent tes yeux morts.
(un temps. Nouvelle halte de la procession. Les ombres posent la momie, s’agenouillent, fatiguées, et commencent à manger du pain qu’elles sortent des manches de la momie. Elles achèvent rapidement et repartent. S’arrêtent à l’extrémité de la scène, devant la porte de gauche qui est recouverte d’un drap poussiéreux.)
Nous voilà enfin, après des siècles et des siècles de route par des pays hostiles, par monts et vallées contre vents et marées ; Enfirè avoin, face au portail de la dernière demeure. Eternelle au contraire de toutes les autres.
UNE OMBRE : C’est marée haute.
UNE AUTRE : C’est bas, ça. (ricanements)
LA CHOSE NOIRE ET RAMPANTE, bas et sévèrement : Silence, vous tous ! Silence face à vous tous réunis ! (elle arrache le drap de la porte ; derrière se trouve un miroir dépoli. Un temps ; elle fixe avec attention) Quelques étoiles incertaines dans la nuit. Dans la lumière j’aperçois les veines de mes yeux, toutes gonflées d’un orgueil sanguinolent. Eteignez les chandelles ! (les ombres s’exécutent. Seule demeure une certaine luisance du miroir ; suffisante pour éclairer encore toute une moitié de la scène. Une autre lumière, d’un blanc sale mais plus vif, provient du plafond et éclaire la momie.) Ô toi, toi quelque part enterré dans ces voûtes, voici que je me suis exécuté comme je pouvais, comme tu me le commandas.
(un temps ; la momie bouge. Il en émerge très lentement un bras drapé de noir ; puis LE MIME ; il mime le réveil d’un très long sommeil.)
LE MIME, d’une voix faible : Me voici, me voici !... Je suis prêt à vous justifier ma présence et à me soumettre à votre jugement !
                                   Fin de la scène IV ; fin de l’acte II

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