mercredi 18 avril 2012

La cité moderne est une termitière d'ours. Bien trouvé comme formule, vous ne trouvez pas?

mardi 3 avril 2012

La décimation

Idée du sacrifice de nombreux citoyens, d'allure aléatoire mais clairement dirigé contre les membres d'un ancien clan vaincu; toute la tribu est alignée, dans des boxes, de dos. Dans cette position, ils attendent le sacrificateur. Celui-ci passe derrière chacun, hommes, femmes, enfants, vieillards, armé d'un harpon à la lame recourbée en crochet avec lequel il frappe les victimes choisies par-devant, juste sous l'épaule gauche, et les renverse sur le dos de son côté. Les victimes saignent, geignent, remuent un moment et se taisent. Le sacrifice alors a-t-il eu lieu ou n'est-ce que le douloureux moment du choix des victimes?
   A l'armée la même méthode est employée pour une raison inconnue. Le caporal a réveillé les soldats et fait se lever tous, alignés de dos dans l'ouverture des chambres dont les murs sont si bas que toutes les têtes et les épaules dépassent. Celui-là n'est au courant de rien. Alors peut-être que les autres savent pour quel sort ou quelle tâche on va choisir parmi eux un homme sur dix. Nerveux, le soldat regarde autour de lui et s'aperçoit que tout le monde est en train d'enfiler une curieuse sorte de harnais; des bandes de cuir maintiennent collée juste sous l'épaule gauche une large plaque de caoutchouc, par-devant.
"Pourquoi vous mettez-vous ces harnais?" "Tu ne sais pas? Tu vas voir ." Le caporal passe avec lenteur et renverse des soldats l'un après l'autre à l'aide du harpon; ils tombent sur son passage mécanique sans faire aucune difficulté. Nerveux, le soldat regarde son épaule nue. De dos, ça se voit. Il est donc évident que le caporal va le choisir. Il passe, s'arrête, il le frappe même assez violemment. La lame aiguisée sur les plaques de caoutchouc pénètre très avant dans les chairs. Le soldat, entraîné en arrière, ne peut s'empêcher de couiner et de gémir, et s'attire les moqueries du caporal, acerbe, et des camarades déjà renversés, allongés sur le dos. Pour ceux qui remarquent parmi les autres, seulement des murmures. La chute fait du bruit et du désordre, et le soldat ne peut que gesticuler en gémissant, éperdu; il se maîtrise à grand-peine; le caporal le relève sans cesser de le railler et lui tend un mouchoir, puis il l'envoie à l'infirmerie, sanglant et honteux, et pendant qu'il s'éloigne il lui lance d'un ton caustique chargé des pires suppositions: "Et magne-toi, on a une grosse journée!"

Le chevalier de Malte

Je suis dans cette situation ridicule, où je cherche à impressionner, à effrayer, à faire réagir une chose inerte, stupide, obscure et incompréhensible qui me fait face, en essayant  par en-dessous, par au-dessus, par le flanc, des passes adroites à l'épée pour la menacer. Rien ne l'impressionne et ne l'oblige à se confier à personne; car peut-être ce n'est pas une personne.
  J'ai à la main une bouteille d'élixir, ou d'un alcool extrêmement fort et de goût médiocre, je cherche à faire sortir de sa tanière, d'une incompréhensible retenue (ou d'une impossiblilité) un genre de sainte-nitouche instinctif; ou bien cette chose semble se prêter à la beuverie, mais il est impossible de voir s'il boit vraiment ce qu'on ne cesse de lui tendre et verser, ou s'il verse tout dans sa manche sourde par prudence maligne ou par maladresse. En tout cas ce flot de parole ne le rend pas plus affable, il demeure muet et stupide et me fait face en souriant sans seulement sembler me voir moi et tout ce qui pourtant l'entoure, d'un oeil vide, placide et à côté de la plaque. Je me fais violence, les coups ne l'atteignent pas; je triche aux cartes, il rend les mises avec une honnêteté et une exactitude révoltantes.
Il me faut pourtant bien savoir son secret.