lundi 16 mai 2011

D'un à un autre

Sommes-nous seuls dans l'univers? Non: vous avez 8 milliards de voisins.
Regards serpents, regards vers, regards tout ce qui marche sans pattes, ponts sans piles qui, si loin qu'ils portent, ne brisent pas, parce qu'ils ne portent pas.
Veux-tu un vrai bon pont, qui te conduise où tu veux, il te faut non ce qu'on nomme ordinairement un pont, soit planche de bois, soit arches robustes, mais piles si resserrées que c'est en fait un rempart, un aqueduc plein et que rien ne peut prendre d'assaut ou détruire. Car il te faut un vrai mur; pas seulement un rempart (qui est pour ainsi dire fait pour être assailli et détruit): un mur qui, de fondations enfouies infiniment dans les profondeurs du sol, s'élève surtout dans l'infini du ciel, et de l'espace; avec autant que possible à mi-chemin, un couloir aveugle, c'est-à-dire parfait, et lisse, sans nuance ni pente ni marches, sans aucune brèche ni même le plus infime pore, rien qui puisse détourner de la lumière vers où tend ensuite avec désespoir tout l'édifice, car on craint que cette lumière soit très faible, on le suppose même (pourquoi, sinon, prendre tant de précautions?) mais sans l'admettre, ce qui serait inhumain ou, du moins, barbare, indigne de soi.
   Les plans sont là; tout est là, tout attend tes ordres: tout a été fait sur ton ordre timide et surtout ignorant. J'en suis l'architecte autant que je suis ouvrier, soldat, ambassadeur et toi-même, petit prince écrasé dans ta citadelle dont ne sachant rien, tu veux t'évader.
  Sur cette  voie, meilleure que les voies romaines, enfin, passe le cortège interminable et somptueux de l'ambassade. De même que la construction d'un tel édifice a pu durer mille ans, pendant lesquels on s'est abstenus de toute autre tentative d'approche (d'autres lueurs, dans d'autres directions opposées), où on a craint à chaque instant de voir disparaître, lassée ou indignée, la faible lumière qui a tout guidé depuis l'origine, de même il y a bien mille ambassadeurs, et ce sans compter leurs familles, leurs préposés, leurs serviteurs, leurs millions d'esclaves; sans compter encore l'escorte, une armée de milliers et de milliers d'hommes dévoués, et l'interminable file des chariots du ravitaillement, qui place là une touche nécessaire de pagaille, et le bétail qui suit en rangs serrés.
   Il y a un ambassadeur, pratiquement un cortège déterminé pour chacune des situations auxquelles on a pu s'attendre, chaque disposition qu'on a pu imaginer quant à comment on serait reçus. Car, il est vrai que de ce côté-là règne l'ignorance la plus complète. On s'apprête à présenter ses hommages les plus distingués à un être d'une autre dimension; c'est pourquoi ces hommages ne peuvent, n'ont aucune chance d'être compris, du moins comme le comprendrait celui qui les présente s'il arrivait (mais ce serait improbable) qu'on les lui présente tels quels, sans avoir besoin de les traduire. L'ambassade entière se serait plus tôt trompée de chemin, aurait plus tôt fait demi-tour sans s'en apercevoir dans le couloir étroit et parfaitement rectiligne, que ne serait arrivée de l'étranger, et sous cette forme, et si bien comprise, la plus haute idée qu'on se fait du mot "hommage", ou même une idée quelconque.
   Aussi chaque pas s'alourdit d'une angoisse: comment sera-t-on reçus? Sera-t-on seulement reçus ou, si nous sommes reçus, le comprendrons-nous? Ou resterons-nous stupides, timides, prudents, au risque d'offenser l'étranger dans sa langue de silence? Il est vrai que, par temps clair, il semble à certains -c'est une rumeur qui circule; moi je ne vois rien- que des travaux semblables aux nôtres ont été commencés dans notre direction, comme pour former avec nous une jonction... On prétend cela en prenant prétexte que les travaux avancent étonnamment vite, que la minuscule tache noire et rouge au milieu de l'horizon, qui constitue notre but, grossit rapidement; que déjà on distingue des flammes, des braseros de postes de garde, des drapeaux, des signaux. Je n'aime pas ces raisonnements: soit nous nous approchons plus vite que prévu, ce qui est excellent, ce qui insinue lentement l'espoir que nous ne mourrons pas en chemin, soit c'est à force de regarder avidement par là, sur ce point, qui lentement le fait paraître moins minuscule de jour en jour, alors que s'il grandit (ce qui est presque sûr), cet essor est imperceptible. J'ignore pourquoi, mais je préfère encore penser cela, qui est triste, plutôt que d'envisager qu'ils aient entrepris, en face, un mur pour nous rejoindre, que ce soit pour nous imiter, dans un élan de bonne volonté internationale, ou qu'ils aient commencé avant nous; qu'ils soient en somme, possiblement, des êtres comme nous, bipèdes, travaillant de leurs mains, curieux de nous comme nous le sommes d'eux, avides de nous rejoindre et capables à ces fins de déployer les mêmes efforts, trésors d'ingénierie et d'architecture, délégations dorées, triomphes de rhétorique: je préfère encore imaginer qu'ils sont difformes, incolores, sans membres, que même, s'ils avancent c'est pour nous envahir, que même ils en seront capables et raseront pierre par pierre notre magnifique civilisation. Je suis même prêt à envisager la leur comme plus magnifique, assez pour ne pas vouloir s'encombrer du moindre d'entre nous même comme esclave. Ce qui serait insulte à leur perfection étrange d'étrangers. Et pourtant ceci est vain, et je crois bien savoir en moi comme, par force ou par faiblesse, je ne peux ou ne dois les supposer que pareils à moi, à nous. Que leur différence ne fait pas obstacle et qu'au fond ils comprendront nos hommages, ne serait-ce qu'avec indulgence.
   A mesure que les travaux avancent, l'inquiétude grandit. Sans doute, s'ils ne nous sont pas supérieurs, ne sont-ce que des barbares qui nous massacreront ou qui fuiront à notre vue. Ou alors, ce ne sera rien et j'ai tort de désigner par "ils" ce qui n'est peut-être qu'un reflet du crépuscule sur une roche. Et nous aurons fait tout ce chemin pour rien. Tout autour, de semblables lumières clignotent : d'autres cités, d'autres Mois obscurs qui nous appellent ou, plus probablement, nous ignorent? La plus lointaine de ces innombrables étoiles dans la nuit n'est-elle pas plus proche de nos agitations idiotes que l'ingrat caillou vers lequel nous rampons et nous avilissons? Je me dis; nous nous disons, et par à-coups, nous en sommes persuadés et le désespoir nous frappe en plein visage, et le mur se déconstruit, et le point à l'horizon recule, et nous mourons. Mais je sais bien que ce n'est qu'une nouvelle illusion d'optique, ou lassitude, ou mauvaise qualité du repas du soir; fatigue, en bref : faiblesse. Nous nous disons alors, en cercle, qu'il faut absolument suivre à la lettre, quelle que soit sa destination, la trajectoire du tunnel; sans quoi les architectes, qui n'ont jamais mis les pieds dans cette région, se retourneront dans leurs tombes; et nous rions. Et nos existences auront été vaines. Et nous savons que, même s'il était impossible que nous arrivions (on ne l'affirme pas, pour ne pas mourir), du moins nous aurons fait tout ce qu'il fallait; nous serons allés incomparablement plus en avant que tous ces milliers qui nous observent d'en bas avec une admiration ironique, qui font cent fois par jour l'aller-retour qu'en mille générations nous n'arrivons pas à accomplir, qui vont là-bas, vendre leurs fruits et leur pétrole, et effleurent à peine de l'oeil l'Autre au loin, inconsciemment terrifiés. Nous, quand nous arriverons, toutes les portes les plus profondes te seront ouvertes en grandes pompes, et du plus au fond de ta citadelle, Prince, tu sauras tout.

mercredi 4 mai 2011

Cherche dans ta mémoire, qui anticipe autant qu'elle est issue des cendres du passé, jusqu'où tu pourras aller sans ambition: nulle part. Et avec de l'ambition, pour ne pas te décevoir tu inventeras, tu te donneras l'illusion que tu es arrivé quelque part, que tes efforts n'ont pas été vains, alors que peut-être tu n'es même pas parti.