mardi 12 avril 2011

Autres généralités sur la route

1. je n'ai encore fait qu'une dizaine de pas laborieux sur la route. Ou plutôt, cinq ont été laborieux et m'ont donné l'impression, à chacun d'eux, que l'effort mis à les accomplir (qui m'a semblé incroyable) me permettait, au pas suivant, de sauter avec légèreté un ou deux mètres plus loin. Ce sont ces idioties, ces frivolités qui me font, au fond, le plus et le mieux avancer; qui me font m'envoler loin au-dessus des ronces et des crevasses, des vilennies de la route; qui me donnent l'illusion, du moins, de les avoir franchies, car il est vrai que fatalement, intact de leurs épines et des arêtes tranchantes des roches, je ne les ai vues que de haut, et couvertes par la brume: autant dire que je ne les ai pas vues, que je ne peux pas jurer qu'elles existent ou qu'elles sont du moins si terribles. J'ai imaginé que sur la terre ferme il y avait de tels obstacles pour justifier le fait que je sautille au lieu de marcher comme tout le monde, ou de prendre le bus; mais par ce moyen je vais plus vite qu'à pied, déjà; plus vite qu'en bus ou en métro, ou en avion. Mais on ne justifie jamais suffisamment ce genre de comportements.

2. Lui, marche encore allégrement, sourd encore aux craquements, aux menaces qui grincent dans la fragile mâture de ses jambes; sourd aux menaces infinies du dehors; il n'entend encore rien que le chant des oiseaux, même si la saison est finie; que, même s'il n'est pas loin (car il s'est reposé en route), il est déjà ailleurs. Quoi qu'il en soit, il sourit allégrement, plein de confiance en un avenir très triste et très inquiétant qui est sa raison d'être même.
   Il s'arrête sur le chemin, surpris, pour contempler un vieillard assis sur le côté, immobile, la bouche hagarde, les yeux ternes. Et tandis qu'il s'attarde, qu'il regarde au fond de ces yeux aveugles, il lui semble que la nappe de brouillard qui y est tapie n'est pas tant dans ces yeux que dans les siens à lui, collée à sa propre rétine; il se frotte les yeux, troublé. Mais quand il les rouvre, ceux du vieillard sont restés aveugles et continuent à le fixer avec insistance: rien, contre toute attente, ne semble avoir bougé. "Il y a une différence essentielle entre ceux qui marchent et ceux qui voient, dit l'homme d'une voix lente. Que vois-tu en avant, qui fait que tu t'y rends? Moi, je ne vois qu'une terre brûlée, un paysage lunaire, qui ne m'engage pas. Je pourrais, pourtant, et peut-être je devrais marcher. Mais rien ne m'y poussera. Je reste assis ici où il reste un peu d'herbe pour me faire un lit mortuaire." Confus, l'autre passe son chemin avec ironie et continue sa route vers les pommiers et les stations thermales; mais plus il avance et plus sa vue baisse, et plus l'horizon se couvre d'une nappe de brume rouge noirâtre.